Cioran : sagesse et… folie

Parce qu’ils ne trouvaient pas le sommeil, deux amis, Paul Celan et Emil Cioran, marchaient dans Paris, après minuit. Ils se sentaient plus proches d’être victimes du même mal : ne pas connaître l’apaisement de dormir.

 

« L’insomnie est une lucidité vertigineuse… Tout est préférable à cet éveil permanent, à cette absence criminelle de l’oubli. » notait Cioran dans ses Cahiers.
Ils marchaient, tourmentés, faisant plusieurs fois le tour du Luxembourg, dans les années 60 pour un peu de calme.
 « – Je suis comme ce fou qui à toutes les questions que lui posaient les psychiatres répondait :
– Je veux avoir la paix. »
Cioran s’était essayé aux sagesses de jadis et naguère, se savait « incapable d’être un véritable Bouddha, un complet sceptique, ou un nihiliste sans retour » tel Pyrrhon épris d’ataraxie : ce philosophe grec cherchait à n’être que le moyeu autour duquel tourne la roue, après avoir voyagé en Inde, au temps d’Alexandre le Grand.
Cioran voulut alors faire écrire sur sa porte « Fou dangereux », pour défendre sa solitude.
 Donc les deux amis marchaient, marchaient, égayés un instant par l’humour de Cioran.
– « Tous les êtres sont malheureux, mais combien le savent ? »
Paul Celan, dans son exigence, avait traduit en allemand le traité de son ami, « Précis de décomposition »,  à la première personne.
D’abord, « le fait que j’existe prouve que le monde n’a pas de sens. »
Ensuite, « il n’est pas de consolation ici-bas, car tout nous blesse, et rien ne nous fait mourir. »
 Ils souriaient souvent, par ironie
– « Heureusement que Job n’explique pas trop ses cris. »
Seule joie immense pour eux sur cette terre, « la lumière de l’aube, la vraie lumière, la lumière primordiale. »
Ils l’attendaient, comme on attend la délivrance, en marchant, en écrivant.
– Alors, dit Cioran, « je bénis mes mauvaises nuits qui m’offrent l’occasion d’assister au spectacle du Commencement. »
Par Françoise Kerisel  Cf. Cahiers, de Cioran. Éditions Gallimard / 999 pages
Image Palatium Luxemburgi ex parte Viridarii : [estampe] 

Le sapin de Noël

La famille où le sapin se retrouva la veille de Noël
l’avait décoré de jolies boules et de guirlandes lumineuses
mais n’avait pas accroché d’étoile tout en haut,
l’étoile s’était perdue avec les années
et les parents s’en apercevaient toujours trop tard

Le sapin fraîchement paré
trouva les flammes des bougies sur la table
douces et tranquilles
et eut envie de leur demander
de l’aider à scintiller encore plus

Il se souvenait comme dans un rêve
qu’avant, des bougies décoraient
les branches des sapins
et les Noëls étaient inoubliables

Mais il savait aussi
qu’avec les flammes
il ne suffit pas d’être gentil
il fallait surtout leur accorder beaucoup d’attention

Il décida de ne plus penser aux bougies
Le sapin fraîchement paré
aperçut par la fenêtre de toit
une étoile qui brillait plus que les autres
et eut envie de lui demander
de l’aider à scintiller de la même façon

Mais il savait aussi
que c’était bien inutile
d’espérer une étoile du ciel
car elle avait sa vie d’étoile

Il décida de ne plus penser aux étoiles
Et voilà que juste avant que le Père Noël n’arrive
la petite fille s’approcha du sapin
avec une étoile en papier brillant
et demanda à son papa
de l’accrocher tout en haut,
à la seconde où le papa l’accrocha
elle étincela autant qu’une vraie

Entre nous, c’est le grand frère qui dirigea vers l’étoile
le faisceau de lumière de sa lampe torche
mais c’est un secret, ne le dites pas à la petite fille

Tu es le plus beau des sapins,
dit la fillette,
Père Noël pouvait arriver
le sapin étincelait de mille lumières

et surtout, avait une vraie étoile.

Par Iocasta Huppen

Image :  19/12/25, sapins de Noël, quai aux fleurs : [photographie de presse] / [Agence Rol]

Le vilain petit Hans

A propos des contes d’Andersen

Par Françoise Kerisel
avec des illustrations de contes d’Andersen par Yan’ Dargent

D’où nous vient l’écriture?
Du fond des temps, du naufrage, de la nuit, de la douleur, de l’enfance.
Ainsi Andersen s’inspire-t-il de l’asile d’Odense, petite cité danoise au bord de l’eau.

 
 L’enfant y retrouvait sa grand-mère, aide-soignante affolée de dynasties et de princesses au petit pois.
Ou de la rivière glacée, qu’affrontait sa mère en lavant le linge de la ville haute.
Ou du pauvre soldat de plomb, son père, qui se perdit vite dans l’épopée napoléonienne, auquel le fils rend un hommage léger.
Ou du trafic d’allumettes au soufre de ses jeunes voisins.
Ou de l’établi du cordonnier, son beau-père, qui lui a beaucoup appris.
Car cette caste de petits artisans accueille, dit la tradition, avec les idées nouvelles,
les autodidactes, les beaux parleurs.
 
 
 
 
Viendront plus tard le savetier au Lys rouge d’Anatole France, ou celui d’Henri Bosco, Raptassou, qui fabriquent des souliers pour que nous marchions dans leurs rêves.
 
D’ailleurs Socrate, déjà, dans le Théétète, s’attarde sur l’art des chaussures.
En plein romantisme, Andersen figure donc l’arrivée en littérature de la misère, de la folie, du démuni, de la plèbe. Il écrit sans cesse des contes superbes, et connaît partout la célébrité. Mais il aime aussi disparaître sous le déguisement fragile et absurde du joujou.
Les signes de son destin ne cesseront de s’inverser.
C’est ainsi
qu’il poussera des ailes de cygne à un vilain petit canard,
Hans
Christian
Andersen

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L’araignée, la montre et les violonistes

L’araignée
Un corps
Un cœur
Huit pattes
Huit yeux
Sa toile
Et la peur autour d’elle

+++

Ma montre
M’aiguille
Me montre
Me démontre
Que je suis
Encore
En retard

+++

J’aime les violonistes
Qui tapent du pied
Tapent du pied

J’aime les violonistes
Qui aiment jouer
Aiment jouer

J’aime le violoniste
Qui s’accorde
Sa corde

J’aime le musicien
Qui vit au long
Vit au long

J’aime le musicien
Qui joue sous la pluie
Joue sous la pluie

J’aime celui qui joue
Quand il pleut des cordes
Pleut des cordes

Tape du pied
Musicien

Tape du pied
Va et vient

Tape du pied
Vit au loin

Par Jo Galetas

Image :[Les Gobbi]. [12], [Le joueur de violon] : [estampe] / [Jacques Callot] / GALLICA

 

L’éternelle jeunesse des poètes

Gérard Pourret des Editions Mouck réédite les textes de jeunesse des génies de la littérature, mais pas seulement. C’est à ce travail que nous nous intéressons aujourd’hui : la collection Juvenilia est à découvrir absolument, de Maurice Carême à Rimbaud en passant par Hugo, Daudet ou Mark Twain, chaque ouvrage donne un éclairage passionnant sur les premiers pas littéraires des grandes stars de la littérature !

Les textes écrits alors que ces grands noms n’étaient encore que des enfants ou des adolescents, sont souvent des inédits, ou n’ont du moins jamais été publiés en tant que tels. On appréciera la recherche iconographique qui donne à chaque texte de cette collection son caractère propre, sans formatage apparent. L’idée est aussi de désacraliser les monuments de la littérature, en donnant à découvrir des oeuvres de jeunesse, des textes parfois publiés avec des fautes d’orthographe, comme celui de Flaubert « Drôle de monde que ma tête ».

« La caverne du magicien » écrit par Lewis Carrol à dix-sept ans, et publié dans une revue familiale « Le parapluie du presbytère », présente déjà toutes les caractéristiques et l’originalité que l’on retrouvera quinze ans plus tard dans le célèbre « Alice aux pays des merveilles ». Le lecteur est partie prenante du récit : « Ami lecteur, oseras-tu pénétrer dans la caverne du grand magicien ? » Le rêve cauchemardesque et absurde qui va suivre est mis en images par l’artiste Anne Moreau-Vagnon, dont le travail original mêle photographies et marionnettes.

La démarche d’édition est d’autant plus remarquable que Gérard Pourret fait partie de ceux qui éditent aussi des oeuvres d’enfants. Une autre collection de sa maison, la collection Mutins, est dédiée à ce travail suffisamment rare pour être remarqué et découvert sans attendre.